Cécilia Harduin : Tout passe sauf la mort

Écrit par sur 30 novembre 2022

« VÉRO, POUR LA GAZETTE, JE VOUDRAIS QUE TU FASSES UN PORTRAIT DE CÉCILIA HARDUIN, LA MAMAN DE ROBIN. C’EST UNE PERSONNALITÉ INCROYABLE ! »

Une flopée de souvenirs jaillissent.

J’ai douze ans et je croise régulièrement au bout de ma rue – là où ma mère, une amoureuse de Saint-Tropez, possède un petit appartement de vacances – un très beau jeune homme. Il est à la tête d’un magnifique magasin d’antiquités près de La Ponche, qui connaît beaucoup de succès. Il est très grand, très beau ; bref, il impressionne la pré-adolescente que je suis.
Ma mère, veuve, ne conduit pas : pas de club 55 ni de Voile rouge en perspective, La Ponche est mon seul Eldorado possible ! Mon petit panier de plage sur l’épaule, je passe chaque jour de l’été devant son magasin ; direction Le Club de Loisirs des jeunes de La Ponche, où je suis inscrite mais où il n’est pas facile de m’intégrer. Je suis la petite parisienne et j’essaye péniblement, de me faire une place parmi une bande de gamins qui se côtoient toute l’année. Or, je sens bien que ce bel entrepreneur du bout de la rue, qui discute régulièrement devant son magasin à la mode avec clients, voisins ou amis ; fait partie des gens à connaître. Il doit avoir beaucoup d’amis, faire partie de beaucoup de fêtes, beaucoup rire…
Il représente un Saint-Tropez et un monde adulte que je pense m’être inaccessible alors…

Mais revenons à présent, à l’automne 2021. Nous convenons donc avec Cécilia, d’un rendez-vous.
Elle accepte le principe de l’interview mais elle me prévient : « Je ne suis pas dans ma plus grande forme : je suis tombée et ne dois pas trop bouger ! »

Entendu, c’est donc moi qui viendrai à elle et je me retrouve le surlendemain au volant de ma voiture, direction la maison de Cécilia.
« Vous êtes arrivée ! » Merci Madame le GPS : sans vous, je n’aurais jamais trouvé !

Le lieu est magique : je suis devant un portail donnant sur une petite maison toute simple, au milieu des vignes. La lumière de ce bel après-midi d’automne filtre à travers les vignes rousses, le tintement de cloches portées par quelques chèvres, se fait entendre. Je sonne : pas de réponse.
Un gros chien déboule en aboyant, je ne suis pas très rassurée tout en étant bien protégée par le portail.
« Allo Cécilia : je crois bien être devant chez vous ! »
« Alors, je sors et je vous ouvre ! »
J’entre en voiture et ose descendre malgré les aboiements continus du gros toutou.
J’aperçois une dame, elle ne me regarde pas : elle est déjà affairée à arranger quelque chose dans son jardin.
« Regardez toutes ces feuilles qui s’accumulent, faut déjà tout balayer à nouveau ! »
Nous rentrons et le chien Bebert est invité à rester dehors ! Nous nous installons dans une petite pièce où je remarque instantanément quelques magazines GEO qui traînent : tiens, une passion pour le voyage peut-être ? Il ne faudra pas que j’oublie de la questionner à ce propos.

Je lui demande tout d’abord, si elle connaît La Gazette Tropézienne et ce qu’elle en a lu. Elle me dit effectivement, avoir lu le portrait de Serge Astézan, l’actuel Cepoun, et avoir bien connu son père « puisqu’à l’époque, mon fils Robin faisait La Bravade » ! Ah, voilà : le retour du beau jeune homme !
Nous commençons : elle naît du côté de Douai, grandit en région parisienne sur les bords de Marne, et débute à l’âge de 17 ans dans les ateliers de Haute Couture de Scaparelli. Éblouie par le talent du modéliste de la Maison, elle le suivra lorsqu’il créera sa maison. Ce dernier n’est autre que Mr Givenchy. Mr Harduin lui, est artisan joaillier chez Boucheron, place Vendôme. Les deux Maisons se font face : il suffira de traverser la Place pour se rencontrer !
Et tout à coup, Cécilia s’interrompt : « Mais pourquoi vous me demandez à moi, tout ça ? »
Cécilia doit me trouver bien indiscrète en effet et n’imagine sans doute pas mériter autant d’intérêt.

Je lui explique qu’elle fait partie, selon nous, des figures tropéziennes. Et dans un joli éclat de rire, elle ajoute : « Des figures tropéziennes qui ont existé et qui existent encore ! »
Puis, le déroulé chronologique reprend : c’est à la trentaine, après deux bébés et plusieurs séjours dans le midi, que le couple Harduin décide de descendre dans le sud pour y créer une boutique d’artisan joaillier. Le couple passe alors souvent des vacances à Cannes et se rend sur les plages de Pampelonne en vespa.
« On allait à Tahiti Plage, à l’époque. Avec ses Tikis, c’était déjà l’évasion et le voyage pour moi ! »
Ah ! Voilà : le sujet voyage apparaît mais je ne veux pas l’interrompre ; note pour plus tard : ne pas oublier de lui demander !

Pour leur installation méridionale, ils envisagent d’abord Aix en Provence, pour ses universités notamment et bien que leurs fils soient encore petits. Ils finissent par tomber sur le lieu idéal pensent-ils : un fond de commerce avec logement attenant à acheter à Saint-Tropez, rue Allard. Mais une sombre histoire de bail et d’imbroglio immobilier gâchent leur démarrage tropézien. Les premières années sont bien difficiles. Ils s’entêtent afin de ne pas perdre outil de travail et logement.
Je sens bien que Cécilia est encore révoltée par cette injustice et Bebert certainement aussi car il se met justement à aboyer de nouveau, derrière sa porte vitrée !
Comme le couple ne manque pas de courage, ils réussiront à surmonter toutes ces difficultés. La boutique d’artisan joaillier existera pendant 25 ans : Monsieur crée et fabrique, Madame vend. Cécilia revient au présent et m’explique le lieu où nous sommes et où elle habite depuis 40 ans.
« Quand mon mari est mort, j’ai vendu la boutique. Je voulais du terrain pour avoir des salades, des poules et un âne ! Depuis j’en ai eu cinq ! »
« Quoi donc ? » je demande
« Des ânes ! »
« Ah ! Oui, pardon ! »
Je suis d’ailleurs abasourdie quand Cécilia me précise que sa maison est sur un terrain inondable mais qu’elle ne souhaite absolument pas en partir, bien qu’elle ait eu déjà plusieurs fois de l’eau, dans sa maison :

« Pourquoi partir ? L’eau, ça passe… Tout passe… sauf la mort ! » Ça y est, j’ai mon titre, me dis-je en moi-même !

Parallèlement, à cet appel de la terre qui lui vient de l’enfance, Cécilia poursuit jusqu’à ce jour, le commerce de bijoux. Elle continue à acheter et revend en brocante, en salons et sur les marchés. Passionnée par le travail du bijou plus que par la pierre elle même, elle adore l’époque Art Déco et ses formes.
Pour les plus attentifs d’entre vous, vous aurez peut-être fait le calcul : oui, Cécilia a eu 90 ans quelques jours auparavant et continue de faire les marchés de Saint-Tropez, deux fois par semaine. Elle regrette d’ailleurs que sa chute ne lui ait pas permis d’être présente au précédent marché tropézien, celui qui allait clôturer sa saison en cette fin de vacances de La Toussaint.
J’ose lui demander si elle est allée voir un médecin : « Non, j’attends que ça passe. Il n’y a pas grand chose à faire à part le repos. » Cécilia n’est en effet pas du genre à s’apitoyer sur son sort !
Cela me sera en effet confirmé, quand elle me racontera un dramatique épisode de braquage, il y a 20 ans de cela ; épisode sur lequel elle ne veut pas trop s’appesantir mais qui l’enverra tout de même à l’hôpital pendant plusieurs semaines, la privera des dernières créations qu’elle détenait de son mari et qui l’obligera à l’âge de 70 ans, de recommencer par le menu. Il faudra qu’elle passe notamment par le Blanc pour se renflouer : jupons, nappes et autres dentelles, qui lui rappellent – avec bonheur cela dit – son premier métier dans la haute couture.
« La vie n’est pas un long fleuve tranquille, chère Mademoiselle ! – Merci pour le « Mademoiselle » Cécilia ! – Mais ils m’ont laissé la vie ! »
Ne pas se laisser abattre : un euphémisme quand on parle de Cécilia !
Connaissant un peu les horaires difficiles des marchés ainsi que les réflexions des potentiels clients que je suppose être souvent agaçantes, je lui dis être admirative de son énergie et de sa patience. Elle me dit être surtout irritée et blessée en voyant passer sans s’arrêter des hordes de touristes qui n’expriment ni curiosité ni intérêt ; contrairement aux enfants – les petits garçons souvent me précise-t -elle – qui eux regardent et questionnent.

« Ça maintient le marché et puis maintenant, je suis avec Robin, j’ai mon suppléant ! Et entre temps, je jardine ! J’ai encore 2, 3 très belles tomates et quelques grosses courgettes que je peux vous montrer ! »
Nous parlons donc jardin et j’essaye d’exploiter le peu de connaissances que j’ai en ce domaine : nous voilà donc en train de comparer les bienfaits de la bouillie bordelaise avec ceux de la bouillie d’ortie ; bouillie qu’elle fait elle même pour la pulvériser sur ses tomates, tomates dont je sens bien qu’elle est très fière !

« Cela fait 40 ans que je plante ! J’ai beaucoup jardiné avec mon papa quand j’étais petite fille dans notre maison des bords de Marne. »

Son smartphone lui signale alors, un message et la voilà qui continue à deviser sur les bienfaits du jardin, tout en pianotant sur son appareil : « Il n’y a rien de mieux que le jardinage pour oublier tous les gros et plus petits pépins de la vie ! Je le conseille d’ailleurs à des amis qui vont beaucoup mieux après ! Au lieu de ressasser des choses négatives, on agit de manière bénéfique ! Je m’en suis rendue compte à la perte de mon père qui a été un gros chagrin : le jardin me consolait ! »

Est-ce le seul secret de sa jeunesse insolente ? Non, il y a aussi… les voyages ! Note pour plus tard : ne pas oublier de… Ah non pas la peine : elle est en train de m’en parler !

Elle me dit en effet, en avoir fait une quarantaine dont six en Inde. Je savais bien que ces quelques GEO aperçus, n’étaient pas anodins !
A priori contre les voyages organisés, elle a fini par trouver sa propre méthode : une période seule dans le pays choisi, additionnée d’une semaine organisée par un tour opérateur ; les voyages organisés offrant tout de même l’avantage de découvrir beaucoup de choses en peu de temps.

Elle me parle avec gourmandise de son dernier voyage : le Sud de l’Argentine et l’Antarctique.
« A cause de la pandémie, je ne suis pas repartie mais depuis je digère encore ce voyage » L’Asie reste le continent où elle a le plus baroudé : Birmanie, Thaïlande, Cambodge, Bali, Singapour et l’Inde cinq fois, sans organisme de voyage. Éprise de Jaipur, elle en a fait son point de départ pour sillonner de nombreuses régions en train, car ou voiture. Et tout cela sans parler anglais.
« Il faut juste pas avoir les j’tons sur les routes indiennes ! »

Elle évoque également un voyage aux Marquises, où elle est restée bloquée quelques jours à cause de la pluie et où elle s’est délectée du génial ouvrage de Romain Gary : Au delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, heureusement emporté dans ses bagages.
Elle attend aujourd’hui, avec impatience que certains pays ouvrent à nouveau : « car je commence à vieillir quand même ! »
« Commencer à vieillir à 90 ans, moi, je trouve ça pas mal ! » dis-je.
L’Amérique du Nord et ses grands paysages la tente ainsi que l’Inde encore et toujours.
« Dès que je vais mieux, je vais aller à l’agence ! »
Visiblement, Cécilia est bien plus encline à se déplacer pour une visite à l’agence de voyage que pour une visite chez le médecin !

J’ose alors, faire un pont avec Philippe Paga, dont le portrait est paru dans La Gazette de juillet 2021 : celui-ci est aussi un grand baroudeur du continent asiatique, en plus d’être un des rois de la fête tropézienne !

« Oui, bien sûr : Philippe du Pigeonnier ! Oh la la : j’adore danser. C’est Josefa du Stereo Club qui m’a initiée ! » C’est en effet, Josefa qui encourage Cécilia à venir dans son club, ce qui à l’époque, est rare pour une femme seule, mère de famille et tenant un commerce.

« J’adorais danser, ça me sauvait ! »
Voilà donc l’autre secret !

Elle regrette aujourd’hui avoir moins l’occasion de danser et quand je lui suggère quelques lieux, elle me précise sa problématique :
« Le vieux qui danse c’est pour emballer, pas pour danser ! A moins d’avoir son cavalier depuis des années. »

En lui demandant ce qu’elle pense avoir transmis à ses fils, elle m’apprend pudiquement la mort de son fils aîné Stéphane, décédé lors d’un accident, qui était connu comme le berger de la Presqu’île et dont elle a gardé quelques unes de ses chèvres. Moment de flottement…
J’ose un « La vie ne vous a pas épargné cela non plus… » et Bebert de pleurer derrière sa porte vitrée.

« Et puis, sinon, Robin, c’est Robin, tout le monde connaît Robin ! Je ne sais pas ce que je lui ai transmis mais il est bien dans sa peau ! »

Au détour d’une anecdote elle me lance un : « De toute manière, si t’es milliardaire, tu fais rien ! En tous cas, tu ne crées pas, tu ne fais qu’essayer de faire proliférer ton patrimoine avec quelque chose de rentable si possible ! »
Je me rends donc compte a posteriori, que c’est sans doute, cela que Cécilia a réussi à transmettre : créer et réinviter sa vie sans cesse. C’est ainsi qu’elle a encouragé Robin dans toutes ses créations : du magasin d’antiquités, en passant par la création d’un restaurant – qu’elle a aussi tenu, aux fourneaux – jusqu’à la création de meubles.

Vous avez remarqué : nous avons basculé depuis un moment vers le tutoiement, nous devenons plus intimes !
« As tu refais ta vie après ton veuvage ? »
je demande.

« Non, même pas envie ! Mais il y a eu de belles envolées parfois ! Et maintenant, c’est d’un calme olympien ! »
« Et bien moi, je trouve qu’il devrait y avoir de beaux partenaires qui t’invitent à danser ! »
« Et bien, j’ai pas arrêté de danser le jour de mes 90 ans figure toi, lors de la superbe fête que Robin m’a préparée la semaine dernière, dans mon jardin ! De toute manière, dès qu’il y a de la musique, je démarre aussi sec. »

Je pense l’interview finie quand Cécilia me propose de feuilleter l’album de photos de l’anniversaire de ses « 90 berges » comme elle dit. Tirages photos déjà réalisés et organisés dans un album : pas de perte de temps chez les Harduin ! J’accepte avec plaisir bien sûr.

Cécilia est avide de me montrer ses petites filles au nombre de quatre, et son Robin, bien sûr !

Et voilà que mes souvenirs jaillissent à nouveau !
J’ai douze ans, ma mère a rencontré quelques étés auparavant une toulousaine, veuve également, et qui vient régulièrement passer ses vacances avec ses deux filles, dont l’une débute sa carrière de peintre. Je tairai pour l’instant son nom pour maintenir le suspense et vous engager à vous procurer les prochaines Gazette Tropézienne !
Peut-être que La Gazette me donnera l’occasion de lui faire un portrait, qui sait ?
Peut-être acceptera-t-elle ? Elle est aujourd’hui très cotée et vit de sa passion, devenue son métier.
A l’époque, elle est aquarelliste d’intérieur et comme toute artiste, doute. Ma mère est persuadée qu’elle a un talent fou et aime aider les jeunes. Elle pense qu’elle doit absolument montrer son travail, notamment au directeur de cette très élégante et originale boutique du bout de la rue : Robin ! Ni une ni deux et toute affaire cessante, le rendez-vous est pris. Ma mère accompagne cette jeune artiste à ce premier rendez vous pour lui donner du courage. Deux petites aquarelles sont choisies en dépôt vente ! Je ne saurai dire si ce sont ces premières ventes qui ont fait basculer le destin de cette merveilleuse artiste mais cela a sans doute compté ! Quand je vous disais que les ­Harduin sont des gens à connaître !

Mais revenons de nouveau, à l’automne 2021 : le soir même de ma rencontre avec Cécilia, le co-créateur de votre Gazette, organise un dîner et me fais rencontrer… Robin en personne !
Ah donc, il n’est pas seulement un souvenir ou une photo, cet homme existe bien ! Nous passons une très belle soirée lors de laquelle j’apprends nombre de détails et notamment que ma mère n’est pas venue présenter l’artiste pré-citée à Robin par hasard mais par l’intermédiaire d’une amie commune : une charmante jeune femme aujourd’hui décédée dont je garde un souvenir ému. L’émotion et les rires sont donc bien au rendez-vous, ainsi que je le pressentais à l’âge de douze ans. Le café avalé, nous nous quittons sur un parking sous une pluie battante mais je prends le temps de dire à Robin combien je suis heureuse d’avoir enfin fait sa connaissance !
Ah, mais je vous vois venir d’ici : non, nous ne sommes pas rentrés ensemble ! Et oui.. comme le dit si bien Cécilia : tout passe, sauf la mort !


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