Serge Astézan

Écrit par sur 19 juin 2021

« UN CEPOUN NE PEUT PAS DELEGUER, SINON IL N’EST PLUS LE CEPOUN »

La nuit a été très pluvieuse à Saint Tropez et le temps n’est pas à l’embellie en ce samedi matin, jour de marché.

Ce n’est donc pas encore aujourd’hui que je mettrai ma nouvelle robe longue à la mode que je rêve de sortir depuis mon arrivée !

Je ne serai donc pas aussi apprêtée que les belles Provençales de La Bravade aux jupons froufroutant et Le Cepoun me verra donc avec mon vieux pantalon de journaliste baroudeuse, tant pis !

Serge Astézan, LE Cepoun, troisième du nom, m’a en effet donné rendez­vous ce matin là à « l’Oustaou » : La Maison des Amis de La Bravade Et des Traditions Tropéziennes, située juste en face de l’entrée de l’Église de Saint Tropez :
« La principale ! » m’aura-t-il précisé au téléphone.

« 9h30 s’il vous plaît ! Il faut que vous me libériez à 11h car bien que retraité de l’Éducation Nationale, je suis toujours correspondant culturel et sportif à Nice Matin et il faut que je couvre le tournoi de tennis qui vient de commencer à St Tropez !»

Il m’accorde une heure et demi, je suis contente : on est large !

9h27 : en remontant la rue de l’Eglise, j’échange un regard avec un Monsieur à l’allure jeune et journalistique effectivement, que je crois reconnaître mais avec ces satanés masques, comment savoir?

Je continue donc mon chemin et attends une dizaine de minutes durant lesquelles je m’amuse beaucoup à observer un petit Monsieur d’un certain âge : posté sur le pas de l’Église, à un mètre de moi ; il est très concentré et pianote sur son smartphone derrière sa visière anti ­Covid, qui le gêne et qu’il remonte régulièrement !

Il finit par s’engouffrer à nouveau dans l’Église sans m’avoir remarquée. Je souris en pensant à cette drôle d’époque où nos anciens deviennent pire que nos ados !

« Pardon, pardon : j’étais à l’heure mais j’avais oublié les clés dans ma voiture !» C’était donc bien lui que j’avais croisé un peu plus tôt : La sommité tropézienne, gardien des Traditions à l’allure si jeune !

On s’installe autour de grandes tables en bois entourés de tableaux, photos souvenirs de la bravade, et autres tromblons accrochés au mur. Il me parle assez vite de son goût pour le théâtre, la peinture et la musique : « J’aime le rap mais quand les textes sont bons !»

Je ne m’attendais pas à ce vent de jeunesse de la part de ce passeur de mémoire.

Bien sûr, beaucoup de mes questions tournent autour de la Bravade dont je connais mal les contours. Et bien sûr, j’obtiendrai toutes les explications passionnantes et passionnées sur cette fête, qui n’en est pas une mais bien une célébration.

Serge tient à cette nuance ­, célébration intrinsèquement liée à l’histoire de St Tropez.

Je comprendrai grâce aux explications de Serge que le mélange de militarisme et de religiosité qui imprègne la Bravade, trouve son origine dans l’Histoire même du Saint Patron.

Le chevalier Torpes originaire de Pise, est officier et chef de la garde personnelle de Néron. Il se convertit au christianisme et refuse de renier sa nouvelle foi. Néron, furieux, ordonne alors de le décapiter.

Son corps, placé entre un coq et un chien au fond d’une barque, est abandonné au gré des flots et vient s’échouer un 17 mai de l’an 68 sur les rives du futur St Tropez. Depuis 1558, les Bravades célèbrent ainsi le Saint Patron mais rendent également hommage à la bravoure des tropéziens qui ont subi et repoussé de nombreuses invasions : pirates, corsaires, Empire Ottoman…

« Ad Usque Fidelis » ­« Fidèles jusqu’au bout » ­les tropéziens le sont donc en effet vis à vis de leurs ancêtres, qui ont défendu ce village, prisé depuis toujours ! Décidément !

« Fidèle jusqu’au bout », est donc notre Serge qui n’hésite d’ailleurs pas à bondir de sa chaise pour m’exécuter le « maniement de la Pique » ­une sorte de « Air Pique » ce jour là, puisque effectuée sans pique !

Cet enchaînement de mouvements est transmis année après année à chaque Capitaine de Ville. Le maniement de cette arme au fer plat et pointu donne le signal pour que résonnent salves de fusils et coups de tromblons chaque 17 mai… Enfin, non pas tout a fait puisque un certain virus est passé par là et que depuis deux ans le village ne s’est plus paré des traditionnelles nuées de poudre.

« Un déchirement !» m’explique- il ! Le village a été privé de ce véritable moment de cohésion pendant lequel toutes les querelles sont oubliées.

Bien sûr, nous nous attardons au passage sur la définition de « Cepoun » : « J’ai l’ai cherchée mais n’ai pas vraiment trouvé !» Et oui, je veux quand même lui prouver que j’ai travaillé mon interview en amont ;
mes réflexes de bonne élève revenant au galop, face à cet instituteur qui a enseigné 38 ans en CM2 !

« Vous ne trouverez pas !» me rassure­-t­-il ! «Il n’y a qu’à St Tropez que cela existe ! En provençal, Cepoun veut dire cèpe de vigne.» « Je suis tombé sur le terme de « pilier » dans mes recherches.»

« Oui, si vous voulez ! En tous cas, garant des traditions tropéziennes.»

« Un Cepoun ne peut pas déléguer, sinon, il n’est plus le Cepoun !»

Je lui fais remarquer qu’il avait pourtant bien soulagé son père du travail bureaucratique pendant les trois ans qui ont précédé sa mort, en 2009 !

« Oui mais… non ! C’est compliqué à expliquer mais la dimension spirituelle, une seule personne doit l’incarner !»
Je me rends alors compte du poids de cette charge symbolique de passeur de mémoire.

J’ose lui demander un peu plus tard, si une jeune fille pourrait faire partie de l’Etat-major, et c’est un non catégorique ! « Par contre, elle peut être cantinière» me dit-il.

Bon, reprenons avant que je ne vous perde complètement ! Le Cepoun choisit chaque année un Capitaine de Ville parmi les bravadeurs. C’est donc lui qui maniera la pique et qui choisira son Major. Deux autres personnes font partie de l’Etat-major : L’Enseigne et le Major de l’Enseigne, deux enfants entre 10 et 13 ans, qui seront proposés
par Le Cepoun ou le Capitaine de Ville s’il a des noms à désigner (un fils, un petit fils, un neveu…)

Parmi les personnages importants, on trouvera également, quatre jeunes filles autour de 12 ans qui seront cantinières, en mémoire de ces femmes qui ravitaillaient les soldats. Je suis donc rassurée :
les femmes ont donc bien leur place dans cette célébration.

Il me dit d’ailleurs que chaque bravadeur doit être soutenu par une femme : la sienne, sa sœur, sa mère, sa tante… pour prendre soin de son costume et de son allure le jour J.

J’ose un : « Mais les hommes aussi savent le faire !»
« Oui, il y a eu dans les années 60, un tailleur qui s ‘occupait de couper tous les tissus !»

Bon, il est bien évident que mes doléances féministes n’ont pas tout a fait leur place à l’Oustaou de la Bravade !
En tous cas, aujourd’hui à l’Ouvroir, ce sont bien les femmes qui sont à l’œuvre et c’est Mme Astézan qui coordonne le tout.

Il me souligne d’ailleurs l’énorme charge de travail que représentent l’entretien, la création et les agrandissements des costumes des bravadeurs qui grandissent ­ou grossissent ­avec l’âge. Il prévoit d’ailleurs beaucoup de travail dans les mois qui arrivent, puisque chaque petit bravadeur aura poussé de deux ans sans pouvoir défiler.

Il va donc falloir tout revoir et permuter. Je découvre en effet, avec une certaine tendresse que chaque enfant bravadeur a son nom étiqueté sur des cartons contenant leur costumes personnel, au premier étage de l’Oustaou.

Je n’ose d’ailleurs pas imaginer la fourmilière que cela doit être quand il s’agit, le jour J, d’habiller 150 enfants au bas mot.
Serge n’oublie pas de préciser qu’il n’est pas question qu’un bravadeur enfant ou adulte défile en baskets, et c’est pourquoi un stock de chaussures en cuir noir est entretenu et mis à disposition des familles qui ne peuvent pas faire cet achat coûteux pour l’événement.

Toutes ces explications et autres histoires de la ville seront inter­rompues par quelques visites de voisins :
­Dédé, pêcheur à la retraite : « J’ai vu de la lumière, j’ai voulu te dire bonjour !»
« Combien reste-t-il de pêcheurs à St Tropez ?» je demande.
« Six ! mais uniquement deux sont tropéziens ! Et, oui… tout change, que voulez vous…» dit-il avec une pointe de nostalgie !

­Une dame passée donner une belle panière que l’on pourra remplir de fleurs lors de la prochaine Bravade 2022 (croisons les doigts !) : « Je la donne par amour pour St Tropez ! Je préfère qu’elle soit chez vous plutôt que dans mon garage ! »

« Voilà : ça, ce sont les tropéziens» me fait remarquer Serge !

Et d’ajouter avec humour en s’adressant à la gentille bienfaitrice :
«Cela dit, si vous avez une voiture dont vous ne faites rien dans votre garage, j’accepte aussi ! »
C’est vrai ça, qu’Est-ce qu’on ne ferait pas par amour pour St Tropez !

Je lui demande si il y a des choses qui le mettent en colère :
« Quand quelque chose ou quelqu’un me met en colère, je l’ignore. Je n’aime pas le conflit.»
Et effectivement quand j’essaye de lui faire dire qu’il a peut-être, attisé quelques rancœurs nourries par ceux qui pourraient être vexés à force de ne pas être nommé Capitaine :
« Non, les gens comprennent : ils savent bien que tout le monde ne peut pas être Capitaine, s’il fallait que je nomme les 250 bravadeurs, j’aurais un âge canonique !»

Il m’avoue tout juste que certains lui font discrètement remarquer l’âge de leur enfant. Mais ce que les parents bravadeurs ignorent sans doute, c’est que Le Cepoun note scrupuleusement chaque naissance et tient à jour ses tablettes pour savoir qui sera en âge de faire quoi lors de la prochaine Bravade !

Ainsi, je me plais à penser que chaque enfant de bravadeur qui naît, non seulement reçoit sa médaille du Saint Patron ­tradition maintenue dans la plupart des familles ­et a sa place également dans les archives de l’Oustaou tenues à jour par notre Cepoun ­Instituteur !

« J’ai essayé de maintenir les Yoyes ? Mais le préfet nous l’a interdit. »
Les Yoyes ? Quèsaco me direz vous ! « Yoye » signifie « moment de joie » en provençal. Il désigne également ces enfants qui défilent dans tout le village ­les deux dimanche précédents La Bravade ­ avec à la main, un joli roseau orné de rubans multicolores flottants au vent.

« Une bravade avec les masques ça ne me plaît pas, je ne fais pas de bravade au rabais ! » Le Cepoun aura quand même réussi à maintenir les offices religieux cette année.

Un portrait à la Proust me sert pour définir un peu mieux l’univers de mon interlocuteur. Je demande qu’on me donne sans réfléchir le premier mot qui passe par la tête : un lieu, un végétal, un livre, une personne, un souhait…

Exercice qui peut être un peu stressant : demandez à quelqu’un d’impulsif d’être spontané dans ses réponses
et il commencera à réfléchir et à être tout sauf spontané !

Notre Serge se plie de bonne grâce aux règles que je lui impose. Une dizaine de réponses est trouvée mais nous avons « sauté » une réponse qui bloquait. Ce n’est évidemment pas grave, cet exercice me permettant simplement d’élargir mon interview et parfois de soulever des questions auxquelles je n’aurais pas pensées.

Nous passons donc à autre chose. Quelques minutes après, alors que ce questionnaire est déjà loin :

«Cela m’embête quand même de ne pas avoir trouvé «l’objet» ! Laissez moi réfléchir !»

Pour Serge, une question ne peut donc rester sans réponse. Il doit sans doute considérer que ce qu’il exigeait de ses élèves, il doit se l’imposer.

« Une tondeuse, mon défouloir… Non, mieux : un violoncelle ! La musique et le sport sont mes deux passions et le violoncelle est instrument génial !»
Je lui dit que cette réponse me va très bien et il arbore alors un sourire satisfait.

Je constate dans ses yeux de petit garçon de 72 ans ­qui forcément a été bon élève, je ne peux imaginer autre chose ­la satisfaction du travail achevé et surtout bien fait !

Ce même petit garçon élevé à La Ponche qui a été Enseigne dans les années 60 et dont le souvenir reste le regret qui l’a habité dès minuit le soir du 17 mai, puisque ses responsabilités prenaient fin avec les célébrations.

Bien sûr, il pense à sa succession mais si on prend en compte tous les critères nécessaires :

« Cela réduit les possibilités à 3, 4 personnes qui d’ailleurs, ne s’en doutent pas !»
Et les critères sont : un bravadeur pas trop âgé qui a la bravade chevillée au corps, structuré, sérieux, et qui remporterait l’adhésion de tous.

Si jamais, vous vous reconnaissez, ne dites pas que c’est moi qui vous l’ai dit !

En sortant de cet Ousataou, je me souviens avoir lu sur la gentillesse légendaire de papa Marius Astézan,

Le Cepoun 2ème du nom, et je constate que la relève est bien assurée : du point de vue de la Bravade je ne suis pas qualifiée pour juger, mais point de vue gentillesse, il n’y a pas de doute ! Merci Mr Astézan pour ce partage des racines tropéziennes : grâce à vous, j’avance dans l’acquisition de mon passeport tropézien ; passeport bien plus difficile à obtenir que cet autre passeport dont tout le monde parle en ces temps de COVID !

Je ne pourrai m’empêcher de « passer une tête » ­et pardon à ceux que cette expression va choquer ­dans l’Eglise pour apercevoir ce Saint Patron que l’on sort chaque année lors de la Bravade mais peut-­être aussi ­pourquoi pas ­mon petit Monsieur à la visière anti ­Covid et au smartphone ! Ce dernier n’y est pas, mais je découvre un magnifique buste protégé ­lui aussi ­par sa cage de verre. Il est resplendissant et orné de différents bijoux.

Je m’en vais vite après mon clin d’oeil tout en sauvegardant l’enregistrement de mon entretien qui aura quand même duré deux heures.

Quelque chose n’a pas du plaire au Saint Patron : mon enregistrement disparaît dans les limbes d’internet et ce moment est à jamais perdu. Oui, je sais, pour ceux qui me suivent : je vous ai déjà fait le coup de l’enregistrement perdu ! Je crois décidément que Saint Tropez ne souhaite pas que j’archive mais bien que je vive l’instant présent !

« Allo Serge ? Oui.. euh… il faudrait que je vérifie certaines informations avec vous… »

Et quand je pense, que j’estimais qu’une heure trente d’entretien serait largement suffisant avec notre Cepoun : Saint Tropez est une histoire à jamais renouvelée !


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